Roger Caillois / La mort des individualistes

Publié par le 28 mars 2018mai 8th, 2021Discerner les contours, Textes fondateurs

Auteur, sociologue et critique littéraire Roger Caillois (1913 — 1978), annonçait dans cette diatribe la mort de l’individualisme postmoderne de ceux qui pensent éclairer le peuple en psalmodiant du sommet de leurs tours d’ivoire.

Dressés contre un monde qui les satisfait peu, les réfractaires ressentent en commun le même besoin d’action et souffrent de la même incapacité d’agir. Ils s’aperçoivent qu’il faut s’unir pour être fort, mais, craignant que ce moyen soit plus onéreux que la faiblesse qui leur pèse, ils appréhendent que l’union leur fasse consentir plus de sacrifices que l’impuissance ne leur imposait de renoncements. Disciples des grands individualistes du siècle passé, ils augurent mal d’une voie où les exigences de la solidarité limiteraient tôt leur indépendance. Ils redoutent en un mot qu’en devenant forts, ils perdent leur raison de l’être, et à cette croisée des chemins, un soudain malaise les saisit. L’enjeu est en effet d’importance.

Gustave Doré en illustration du poème épique de John Milton

I. DESTIN DE L’INDIVIDUALISME

La dissolution des mœurs de la société est un état dans lequel apparaît l’ovule nouveau, ou les ovules nouveaux – des ovules (individus) qui contiennent le germe de sociétés et d’unités nouvelles. L’apparition des individus est le signe que la société est devenue apte à se reproduire.

Fr. Nietzsche, Volonté de Puissance, Paris, 1935, t. I p3 1

Si l’on examine l’évolution des idées, non seulement en France, mais dans l’Europe entière, depuis le début du romantisme, on est immanquablement frappé de l’influence croissante, prépondérante, réellement hors de proportion avec tout autre phénomène du même ordre, des grands individualistes dont la tradition atteint son point culminant avec Stirner et son expression la plus riche avec Nietzsche. Il est remarquable que les œuvres de cette tendance semblent délibérément se situer hors du plan esthétique, se donner volontiers des aspects exemplaires, et prendre à l’usage une valeur de mots d’ordre. Si les conséquences extrêmes de la doctrine n’ont pas été généralement reçues, on a de moins en moins souffert que son principe fût récusé dès l’abord. L’autonomie de la personne morale est devenue le fondement de la société.

Cependant, peu à peu, s’est ouverte une crise de l’individualisme, où des causes extérieures, massives, immédiatement apparentes ont leur part : le développement des travaux sociologiques a sapé les postulats fondamentaux de la construction, et, plus impérativement, les événements politiques sociaux et eux-mêmes, qui ne laissent plus guère la possibilité de vivre à l’écart, mais tout au plus celle d’y mourir, ont fait progressivement paraître terne et poussiéreuse entre toutes l’existence à l’ombre des tours d’ivoire. Ces déterminations qui suffisent à ramener les fidèles des grands individualistes à reconsidérer leur attitude et à leur donner le goût d’entreprendre une activité de caractère nettement collectif, ne leur enlèvent cependant pas tout scrupule et ne les empêchent pas de se demander si cette tentation les conduit à un approfondissement de leur attitude, à une concession à la tribu, ou à la capitulation pure et simple.

Roger Caillois, la lecture des pierres

On ne peut espérer résoudre cette difficulté sans examiner les raisons qui ont amené l’intellectuel à faire sécession du groupe social, à se retirer sur l’Aventin et à y prendre aussitôt une attitude directement hostile à toute société constituée. Or cette démission est contemporaine d’une idéologie qui nie étrangement les phénomènes d’attraction et de cohésion instinctives où l’on cherchera plus tard la force vive des groupes sociaux.

On ne voyait dans ceux-ci que le fait de l’intérêt bien entendu et de préoccupations de justice distributive, toutes considérations avec lesquelles l’être profond de l’homme ne se sent rien de commun et qui le détournent d’autant de l’existence sociale, déterminations pour comble nettement absentes d’une société fondée sur l’injustice et les privilèges qui la font paraître aussitôt scandaleuse et haïssable. Aussi l’individu conscient n’a-t-il plus nourri envers elles que de l’indifférence, quand une nature contemplative l’y portait, qu’une hostilité avouée et hargneuse, quand un caractère ombrageux lui rendait insupportables les restrictions que le groupe lui imposait et qu’il regardait incontinent comme persécutions et brimades. N’ayant plus envers la société que des réactions de défense, il réserva naturellement sa sympathie à tous ceux qu’elle tient en lisère, dévoyés, filles publiques et hors hors-la-loi, et se fit peu un héros du forçat intraitable sur qui se renferme toujours le bagne. On a tort de considérer comme traits de grossière sensiblerie le thème de la prostituée au grand cœur ou celui du bandit magnanime dans la littérature romantique, alors qu’il est peu de meilleurs signes de la nouveauté essentielle de l’époque : la consommation du divorce, dans les valeurs et presque déjà dans les mœurs, entre l’écrivain et la partie compacte et stable du corps social.

Cependant, outrant bientôt à l’extrême son point de vue, l’individualiste se prend à dénoncer comme fallacieux et tyrannique tout ce qui lui semble à quelque titre constitutif de la société : famille, État, nation, morale, religion, à quoi il ajoute parfois la raison, la vérité et la science, soit que les liens qu’elles créent paraissent aussi entraves, soit pour être à quelques degrés revêtus de sacrés à l’instar des entités précédentes. Il naît alors un type d’iconoclaste méthodique, le désespéré en quête de profane que décrit Stirner : « Torturé d’une faim dévorante, tu erres, en poussant des cris de détresse, autour des murailles qui t’enferment pour aller à la recherche du profane. Mais en vain. Bientôt l’Église couvrira la terre tout entière et le monde du sacré sera victorieux. » Dans ces conditions, une seule réaction s’impose : la profanation, la destruction acharnée du sacré, seule activité capable de donner à l’anarchiste le sentiment d’une liberté effective.

En fait ce n’est là qu’illusion : le sacrilège reste à l’état de sarcasme ou de blasphème.

Les actes sont si loin de passer la promesse des mots que ceux-ci ne semblent parfois si abondants et si fiers que pour couvrir à bon compte l’absence de ceux-là. Les plus grands parmi les individualistes ont été des faibles, des mineurs, des inadaptés, sevrés des seuls biens dont ils auraient aimé jouir et dont l’obsession les enfiévrait : Sade imaginant entre les murs d’un cachot fornications et cruautés, Nietzsche à Sils-Maria, solitaire et maladif théoricien de la violence, Stirner fonctionnaire à la vie réglée, faisant l’apologie du crime.

Dans le même temps, la poésie exaltait, elle aussi, toutes les libérations, mais c’était, plus qu’une autre, une poésie de refuge, qui berçait, consolait, apportait l’oubli et peignait un monde sévère des couleurs lénifiantes du songe. Cette voie sans issue ne pouvait éternellement satisfaire. Plus que l’évasion, la conquête devait séduire.

Aujourd’hui, le problème se pose en termes plus pressants encore, mais il est devenu clair que la société, par sa cohésion, possède une force qui brise comme du verre tout effort individuel : aussi le moment est-il venu de faire comprendre à qui ne s’y refuse pas par intérêt ou par peur, que les individus vraiment décidés à entreprendre la lutte, à une échelle infime au besoin, mais dans la voie efficace où leur tentative risque de devenir épidémique, doivent se mesurer avec la société sur son propre terrain et l’attaquer avec ses propres armes, c’est à dire en se constituant eux-mêmes en communauté, plus encore, en cessant de faire des valeurs qu’ils défendent l’apanage des rebelles et des insurgés, en les regardant à l’inverse comme les valeurs premières de la société qu’ils veulent voir s’instaurer et comme les plus sociales de toutes, fussent-elles quelque peu implacables.

Ce dessein suppose une certaine éducation du sentiment de révolte, qui le fasse passer de l’esprit d’émeute à une attitude largement impérialiste et le persuade de subordonner ses réactions impulsives et turbulentes à la nécessité de la discipline, du calcul et de la patience. Il faut, en un mot que, de satanique, il devienne luciférien.

Semblablement, il convient que l’individualiste conséquent renverse sa mentalité à l’égard du pouvoir et du sacré en général. Sur ce point, il lui faut presque adopter le contre-pied de l’injonction de Stirner et faire tendre son effort non pas à profaner, mais à sacraliser. C’est du reste par ce mouvement qu’il s’opposera le plus profondément à une société qui s’est d’elle-même profanisée à un point extrême, en sorte qu’il n’est rien qui l’indispose davantage que l’intervention de ces valeurs, rien non plus de quoi elle sache moins adroitement se garder. Il y a plus : à la constitution en groupe préside le désir de combattre la société en tant que société, le plan de l’affronter comme structure plus solide et plus dense tentant de s’installer comme un cancer au sein d’une structure plus labile et plus lâche, quoiqu’incomparablement plus volumineuse. Il s’agit d’une démarche de sursocialisation, et comme telle la communauté envisagée se trouve naturellement déjà destinée à sacraliser le plus possible, afin d’accroître dans la plus grande mesure concevable la singularité de son Être et le poids de son action.

Les individualistes sont maintenant en mesure de calmer leurs scrupules. En entreprenant une action collective, ils ne renieraient pas leur foi, ils s’engageraient dans la seule voie qui s’offre à eux, dès l’instant où ils ont décidé de s’élever des récriminations théoriques à la lutte efficace, ils ne feraient que passer des escarmouches à la bataille rangée. Ils fomenteraient leur guerre sainte.

Roger Caillois

Sources : La Nouvelle Revue Française

Juillet 1938

La Nouvelle Revue Française (1909-1943) (n° 298), Gallimard

Parution : 01-07-1938