Nous n’avons pas su nous désacraliser. Nos efforts modernes pour rationaliser notre rapport à la réalité sont un échec. Nous le constatons en nous tournant vers le vieux monde. Voyons comme continuellement il s’effondre sur ses promesses en frigolite et comme il nous faut adhérer à sa mythologie de statistiques sinon nous résoudre au blasphème. Selon l’usage, nous aurions pu contenter ce propos d’une analyse proprement matérialiste, n’y voir qu’un énième assaut visant par le haut à nous annuler nous, ceux d’en bas. Ne perpétuons pas cette rengaine. L’état de la confusion actuelle fait appel à une métaphysique de l’aléatoire. Pour la verbaliser, notre analyse doit se situer à ce même niveau, c’est à dire à celui des imaginaires. Nous sommes loin du domaine où les faits avaient valeur de repères.

Autour de nous rien de palpable : il s’agit de morts que personne ne voit, à qui personne ne rend ni ne visite. En définitive, une mort sous-traitée. Des chiffres qui ne renvoient plus à aucune réalité quand on sait des villes où les suicides tuent davantage que la pandémie. Mais les chercheurs invoqueront d’autres facteurs. Devant leurs chiffres, il nous faut être bons croyants. Mais encore : il s’agit d’une dette et d’une crise. Rembourserons-nous de l’argent qui n’existe pas et à qui ? Devant nos yeux, le pouvoir agite une baguette. À l’en croire nous devrions avancer également incertains vers un désert de glace dont nul feu ne signale l’horizon. À la suite de Mircea Eliade, observons ;
Quel que soit le degré de la désacralisation du Monde auquel il est arrivé, l’homme qui a opté pour une vie profane ne réussit pas à abolir le comportement religieux. On verra que l’existence même la plus désacralisée conserve encore des traces d’une valorisation religieuse du Monde.
Mircea Eliade, le sacré et le profane
Ainsi nous faut-il envisager cette hubris quantitative et `, relever ce qui dans l’époque tient de la dichotomie entre le sacré et le profane. Quand se désacralise le monde, se manifestent des « survivances » du sacré. Dans l’industrialisation, nous avions voulu les combler en sacralisant la marchandise devenue totalité onthologique. Là encore, nous avions rendu possibles des espaces de mythologie camouflée, de rites d’initiation appauvris, de rituels expiatoires, idoles et machines à rêver. Le carnaval, la techno et les festivals étaient de ces espaces où « le processus de la désacralisation de l’existence humaine a abouti plus d’une fois à des formes hybrides de basse magie et de religion simiesque. » ( Eliade, 1965 ). Il n’était pas question d’un simulacre à proprement dit, nous y trouvions une sacralité réalisée dans l’acte. En ce sens, une certaine folie était garante de notre santé de peuple ( Bourgaux). Mais il faudrait revenir à Artaud pour conclure : « L’Art n’est pas l’imitation de la vie, mais la vie est l’imitation d’un principe transcendant avec lequel l’art nous remet en communication ».
Il faut vivre une existence dépossédée d’elle-même pour substituer à ce principe les résidus bourgeois de ce qu’un festival assit ou un concert en vidéo-conférence. On dira alors vivre une existence moderne, n’être plus de cet héritage, faire civilisation. Qu’il faut bien trouver un moyen d’assurer la divertissement et la cohésion. De qui se moque-t-on ?
Et sans doute notre temps… préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré.
Feuerbach (Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme)
Possession et Simulacre.
Le simulacre laisse à l’acteur le choix de refuser son rôle ou de s’y rendre. Dans la possession, l’hystérique est à la merci de la crise et se trouve contraint par elle. Cet Acéphale est le seul à pouvoir s’accommoder d’un monde où tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans sa représentation. Sans emprise, il compte les chiffres et s’en remet aux experts. Nous ne savons que trop bien ce qui est en jeu tandis que les uns professent et que les autres bradent nos villes aux agents de la transition techno-libérale. Par cette transition à venir, il s’agira d’asseoir l’hégémonie du quantitatif, d’ériger la mécanique des algorithmes en tant qu’unique modalité d’appréhension du monde. Quel que soit ce monde voulu pour nous, il nous aura pour adversaires. Ayons cependant l’élégance de reconnaître qu’il a atteint les buts qu’il s’était fixé et observons d’où nous pouvons agir à partir de cet état nouveau.

QUEL QUE SOIT CE MONDE VOULU POUR NOUS, IL NOUS AURA POUR ADVERSAIRES.
Deux orientations se proposent. D’autant ont gagné des zones à défendre d’où sont rendues possibles d’autres schémas d’existence. Là-bas sont rassemblées les conditions matérielles propres à la survivance de ceux et celles dont ce monde s’est fait l’ennemi. D’une part ces zones tendent à établir un réseau de résistances en vue de faire pays dans le pays. Se superposant à la topographie, ce territoire en sécession prépare un mouvement social d’une ampleur suffisante au renversement futur. D’autre part, une stratégie de rupture intra muros s’opère par le biais des mouvements sociaux en vue d’affronter le politique sur son échiquier.
Mon orientation est autre. Je suis de ceux qui resteront. Je ne vais pas m’improviser de l’un ou l’autre mouvement pour œuvrer au renversement d’un ordre dont la détermination et la barbarie n’est que trop mal envisagée par les partisans de la révolte. Je ne saurais devenir nous-même un joyeux barbare. Je ne vais pas non tout quitter pour habiter des espaces de limites. J’assume que mon orientation ne soit pour l’heure qu’une posture. Le monde bascule. À l’heure actuelle, il s’agit d’observer les conditions susceptibles d’apparaître après la chute pour expérimenter avec les outils adaptés à l’époque qui s’annonce. Dans ce vertige techno-libéral, il s’agit d’atteindre à l’intérieur de mon Être une invulnérabilité à laquelle ne saurait se substituer le mouvement perpétuel qui régne à l’extérieur.
Nathaniel