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By le 28 juillet 2018février 18th, 2021Discerner les contours

Il est alors inutile de préciser que ce rapport de la poésie à sa base matérielle dans la société n’est pas une subordination unilatérale, mais une interaction.Retrouver la poésie peut se confondre avec réinventer la révolution, comme le prouvent à l’évidence certaines phases des révolutions mexicaine, cubaine ou congolaise.

Internationale Situationniste n°8, 1963.

 

 

LE PROBLÈME du langage est au centre de toutes les luttes pour l’abolition ou le maintien de l’aliénation présente ; inséparable de l’ensemble du terrain de ces luttes. Nous vivons dans le langage comme dans l’air vicié. Contrairement à ce qu’estiment les gens d’esprit, les mots ne jouent pas. Ils ne font pas l’amour, comme le croyait Breton, sauf en rêve. Les mots travaillent, pour le compte de l’organisation dominante de la vie. Et cependant, ils ne sont pas robotisés ; pour le malheur des théoriciens de l’information, les mots ne sont pas eux-mêmes « informationnistes » ; des forces se manifestent en eux, qui peuvent déjouer les calculs. Les mots coexistent avec le pouvoir dans un rapport analogue à celui que les prolétaires (au sens classique aussi bien qu’au sens moderne de ce terme) peuvent entretenir avec le pouvoir. Employés presque tout le temps, utilisés à plein temps, à plein sens et à plein non-sens, ils restent par quelque côté radicalement étrangers.

Le pouvoir donne seulement la fausse carte d’identité des mots ; il leur impose un laisser-passer, détermine leur place dans la production (où certains font visiblement des heures supplémentaires) ; leur délivre en quelque sorte leur bulletin de paye. Reconnaissons le sérieux du Humpty-Dumpty de Lewis Carroll qui estime que toute la question, pour décider de l’emploi des mots, c’est « de savoir qui sera le maître, un point c’est tout ». Et lui, patron social en la matière, affirme qu’il paie double ceux qu’il emploie beaucoup. Comprenons aussi le phénomène d’insoumission des mots, leur fuite, leur résistance ouverte, qui se manifeste dans toute l’écriture moderne (depuis Baudelaire jusqu’aux dadaïstes et à Joyce), comme le symptôme de la crise révolutionnaire d’ensemble dans la société.

Sous le contrôle du pouvoir, le langage désigne toujours autre chose que le vécu authentique. C’est précisément là que réside la possibilité d’une contestation complète. La confusion est devenue telle, dans l’organisation du langage, que la communication imposée par le pouvoir se dévoile comme une imposture et une duperie. C’est en vain qu’un embryon de pouvoir cybernéticien s’efforce de placer le langage sous la dépendance des machines qu’il contrôle, de telle sorte que l’information soit désormais la seule communication possible. Même sur ce terrain, des résistances se manifestent, et l’on est en droit de considérer la musique électronique comme un essai, évidemment ambigu et limité, de renverser le rapport de domination en détournant les machines au profit du langage. Mais l’opposition est bien plus générale, bien plus radicale. Elle dénonce toute « communication » unilatérale, dans l’art ancien comme dans l’informationnisme moderne. Elle appelle à une communication qui ruine tout pouvoir séparé. Là où il y a communication, il n’y a pas d’État.

Le pouvoir vit de recel. Il ne crée rien, il récupère. S’il créait le sens des mots, il n’y aurait pas de poésie, mais uniquement de l’« information » utile. On ne pourrait jamais s’opposer dans le langage, et tout refus lui serait extérieur, serait purement lettriste. Or, qu’est-ce que la poésie, sinon le moment révolutionnaire du langage, non séparable en tant que tel des moments révolutionnaires de l’histoire, et de l’histoire de la vie personnelle ?

La mainmise du pouvoir sur le langage est assimilable à sa mainmise sur la totalité. Seul le langage qui a perdu toute référence immédiate à la totalité peut fonder l’information. L’information, c’est la poésie du pouvoir (la contre-poésie du maintien de l’ordre), c’est le truquage médiatisé de ce qui est. À l’inverse, la poésie doit être comprise en tant que communication immédiate dans le réel et modification réelle de ce réel. Elle n’est autre que le langage libéré, le langage qui regagne sa richesse et, brisant ses signes, recouvre à la fois les mots, la musique, les cris, les gestes, la peinture, les mathématiques, les faits. La poésie dépend donc du niveau de la plus grande richesse où, dans un stade donné de la formation économique-sociale, la vie peut être vécue et changée. Il est alors inutile de préciser que ce rapport de la poésie à sa base matérielle dans la société n’est pas une subordination unilatérale, mais une interaction.

Retrouver la poésie peut se confondre avec réinventer la révolution, comme le prouvent à l’évidence certaines phases des révolutions mexicaine, cubaine ou congolaise. Entre les périodes révolutionnaires où les masses accèdent à la poésie en agissant, on peut penser que les cercles de l’aventure poétique restent les seuls lieux où subsiste la totalité de la révolution, comme virtualité inaccomplie mais proche, ombre d’un personnage absent. De sorte que ce qui est appelé ici aventure poétique est difficile, dangereux, et en tout cas, jamais garanti (en fait, il s’agit de la somme des conduites presque impossibles dans une époque). On peut seulement être sûrs de ce qui n’est plus l’aventure poétique d’une époque sa fausse poésie reconnue et permise. Ainsi, alors que le surréalisme, au temps de son assaut contre l’ordre oppressif de la culture et du quotidien, pouvait justement définir son armement dans une « poésie au besoin sans poèmes », il s’agit aujourd’hui pour l’I.S. d’une poésie nécessairement sans poèmes. Et tout ce que nous disons de la poésie ne concerne en rien les attardés réactionnaires d’une néo-versification, même alignée sur les moins anciens des modernismes formels. Le programme de la poésie réalisée n’est rien de moins que créer à la fois des événements et leur langage, inséparablement.

Tous les langages fermés — ceux des groupements informels de la jeunesse ; ceux que les avant-gardes actuelles, au moment où elles se cherchent et se définissent, élaborent pour leur usage interne ; ceux qui, autrefois, transmis en production poétique objective pour l’extérieur, ont pu s’appeler « trobar clus » ou « dolce stil nuovo », — tous ont pour but, et résultat effectif, la transparence immédiate d’une certaine communication, de la reconnaissance réciproque, de l’accord. Mais pareilles tentatives sont le fait de bandes restreintes, à divers titres isolées. Les événements qu’elles ont pu aménager, les fêtes qu’elles ont pu se donner à elles-mêmes, ont dû rester dans les plus étroites limites. Un des problèmes révolutionnaires consiste à fédérer ces sortes de soviets, de conseils de la communication, afin d’inaugurer partout une communication directe, qui n’ait plus à recourir au réseau de la communication de l’adversaire (c’est-à-dire au langage du pouvoir), et puisse ainsi transformer le monde selon son désir.

Il ne s’agit pas de mettre la poésie au service de la révolution, mais bien de mettre la révolution au service de la poésie. C’est seulement ainsi que la révolution ne trahit pas son propre projet. Nous ne rééditerons pas l’erreur des surréalistes se plaçant à son service quand précisément il n’y en avait plus. Lié au souvenir d’une révolution partielle vite abattue, le surréalisme est vite devenu un réformisme du spectacle, une critique d’une certaine forme du spectacle règnant, menée à l’intérieur de l’organisation dominante de ce spectacle. Les surréalistes semblent avoir négligé le fait que le pouvoir imposait, pour toute amélioration ou modernisation internes du spectacle, sa propre lecture, un décryptage dont il tient le code.

Toute révolution a pris naissance dans la poésie, s’est faite d’abord par la force de la poésie. C’est un phénomène qui a échappé et continue d’échapper aux théoriciens de la révolution — il est vrai qu’on ne peut le comprendre si on s’accroche encore à la vieille conception de la révolution ou de la poésie —, mais qui a généralement été ressenti par les contre-révolutionnaires. La poésie, là où elle existe, leur fait peur ; ils s’acharnent à s’en débarrasser par divers exorcismes, de l’autodafé à la recherche stylistique pure. Le moment de la poésie réelle, qui « a tout le temps devant elle », veut chaque fois réorienter selon ses propres fins l’ensemble du monde et tout le futur. Tant qu’il dure, ses revendications ne peuvent connaître de compromis. Il remet en jeu les dettes non réglées de l’histoire. Fourier et Pancho Villa, Lautréamont et les dinamiteros des Asturies — dont les successeurs inventent maintenant de nouvelles formes de grève — les marins de Cronstadt ou de Kiel, et tous ceux qui, dans le monde, avec et sans nous, se préparent à lutter pour la longue révolution, sont aussi bien les émissaires de la nouvelle poésie.

La poésie est de plus en plus nettement, en tant que place vide, l’anti-matière de la société de consommation, parce qu’elle n’est pas une matière consommable (selon les critères modernes de l’objet consommable : équivalent pour une masse passive de consommateurs isolés). La poésie n’est rien quand elle est citée, elle ne peut être que détournée, remise en jeu. La connaissance de la poésie ancienne n’est autrement qu’exercice universitaire, relevant des fonctions d’ensemble de la pensée universitaire. L’histoire de la poésie n’est alors qu’une fuite devant la poésie de l’histoire, si nous entendons par ce terme non l’histoire spectaculaire des dirigeants, mais bien celle de la vie quotidienne, de son élargissement possible ; l’histoire de chaque vie individuelle, de sa réalisation.

Il ne faut pas ici laisser d’équivoque sur le rôle des « conservateurs » de la poésie ancienne, de ceux qui en augmentent la diffusion à mesure que, pour des raisons tout autres, l’État fait disparaître l’analphabétisme. Ces gens ne représentent qu’un cas particulier des conservateurs de tout l’art des musées. Une masse de poésie est normalement conservée dans le monde. Mais il n’y a nulle part les endroits, les moments, les gens pour la revivre, se la communiquer, en faire usage. Étant admis que ceci ne peut jamais être que sur le mode du détournement ; parce que la compréhension de la poésie ancienne a changé par perte aussi bien que par acquisition de connaissances ; et parce que dans chaque moment où la poésie ancienne peut être effectivement retrouvée, sa mise en présence avec des événements particuliers lui confère un sens largement nouveau. Mais surtout, une situation où la poésie est possible ne saurait restaurer aucun échec poétique du passé (cet échec étant ce qui reste, inversé, dans l’histoire de la poésie, comme succès et monument poétique). Elle va naturellement vers la communication, et les chances de souveraineté, de sa propre poésie.

Étroitement contemporains de l’archéologie poétique qui restitue des sélections de poésie ancienne récitées sur microsillons par des spécialistes, pour le public du nouvel analphabétisme constitué par le spectacle moderne, les informationnistes ont entrepris de combattre toutes les « redondances » de la liberté pour transmettre simplement des ordres. Les penseurs de l’automatisation visent explicitement une pensée théorique automatique, par fixation et élimination des variables dans la vie comme dans le langage. Ils n’ont pas fini de trouver des os dans leur fromage ! Les machines à traduire, par exemple, qui commencent à assurer l’uniformisation planétaire de l’information, en même temps que la révision informationniste de l’ancienne culture, sont soumises à leurs programmes préétablis, auxquels doit échapper toute acception nouvelle d’un mot, aussi bien que ses ambivalences dialectiques passées. Ainsi, en même temps, la vie du langage — qui se relie à chaque avance de la compréhension théorique : « Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe » — se trouve expulsée du champ machiniste de l’information officielle, mais aussi la pensée libre peut s’organiser en vue d’une clandestinité qui sera incontrôlable par les techniques de police informationniste. La recherche de signaux indiscutables et de classification binaire instantanée va si clairement dans le sens du pouvoir existant, qu’elle relèvera de la même critique. Jusque dans leurs formulations délirantes, les penseurs informationnistes se comportent en lourds précurseurs à brevets des lendemains qu’ils ont choisis, et qui sont justement ceux que modèlent les forces dominantes de la société actuelle : le renforcement de l’État cybernéticien. Ils sont les hommes liges de tous les suzerains de la féodalité technique qui s’affermit actuellement. Il n’y a pas d’innocence dans leur bouffonnerie, ils sont les fous du roi.

L’alternative entre l’informationnisme et la poésie ne concerne plus la poésie du passé ; de même qu’aucune variante de ce qu’est devenu le mouvement révolutionnaire classique ne peut plus, nulle part, être comptée dans une alternative réelle face à l’organisation dominante de la vie. C’est d’un même jugement que nous tirons la dénonciation d’une disparition totale de la poésie dans les anciennes formes où elle a pu être produite et consommée, et l’annonce de son retour sous des formes inattendues et opérantes. Notre époque n’a plus à écrire des consignes poétiques, mais à les exécuter.