Roger Caillois / Les XXIII commandements du poète

By le 12 janvier 2019avril 6th, 2023Discerner les contours

Auteur, sociologue et critique littéraire Roger Caillois (1913 — 1978), nous expose sa vision d’un art poétique qui se serait épuré des séductions d’école et d’époque pour tendre vers une vérité poétique. 

Texte extrait de « Approches de la poésie » paru aux éditions Gallimard.

Comme l’âme égyptienne énumère devant Osiris les fautes qu’elle n’a pas commises, afin de montrer qu’elle mérite la béatitude éternelle, le poète se disculpe devant un juge idéal.

© Gérard Trignac

I

Je n’ai pas abusé de la réputation attachée à mon art pour éblouir les humbles et les crédules.

II

Je ne me suis pas servi de la cadence, de la rime, des mots inaccoutumés et de la musique des syllabes pour donner le change à l’esprit sur la valeur de mon discours.

III

Je n’ai pas augmenté à plaisir l’obscurité de mes vers. Mais, travaillant dans l’obscur, j’ai cherché la clarté. Je n’ai pas déconcerté en vain. Je ne me suis pas complu à parler d’émeutes, de monstres et de prodiges, de toute chose flamboyante et aberrante qui flatte l’oisif et l’égoïste.

IV

Les songes de l’homme, ses délires, ont trouvé place dans mes poèmes, mais pour y recevoir un nom, une forme, un sens. J’ai ordonné leur confusion. J’ai arrêté leur fuite. Ils sont fixés dans mes mots.

V

J’ai défini les sentiments qu’on éprouve en aveugle et qu’on ne sait pas identifier. Grâce à mes vers, chacun maintenant les reconnaît et les salue. Il se sent avec eux dans une intimité nouvelle. Il est plus à l’aise dans son âme et il tient bien ce qui toujours lui échappait.

VI

Je n’ai imité personne. Je n’ai pas acquiescé par faiblesse au désir du grand nombre ou des puissants. J’ai tiré de moi ma règle, mon principe et mon goût, mais sans outrer leur différence et sans me séparer arbitrairement des autres poètes ou des autres hommes. J’ai pensé qu’il était de meilleures façons et de moins courtes de montrer ma sincérité ou mon indépendance.

VII

Je ne me suis pas proposé d’être inimitable. J’ai dissimulé ma maîtrise, j’ai caché mes audaces. De bon gré, je me suis plié aux disciplines communément acceptées. Parfois j’en ai inventé de nouvelles, à mon seul usage. Si personne ne peut m’imiter, c’est seulement ma récompense.

VIII

Je n’ai pas eu le souci de prouver constamment que j’étais poète. j’ai étudié mon métier avec patience et modestie. Je me suis abstenu des prouesses et des subterfuges. Je n’ai pas forcé les images. Je n’ai jamais essayé de croire que j’étais mage ou prophète.

IX

Je n’ai pas simulé l’enthousiasme, la démence et la possession par les esprits supérieurs ou inférieurs. J’ai reconnu sans amertume, quand je les éprouvais, que mes transports étaient tout humains et que des règles humaines devaient les gouverner.

X

Souvent j’ai travaillé la nuit entière sans qu’à l’aube il me soit resté un seul mot. D’autres fois, en temps de loisir, de paresse et de distraction, mes plus beaux vers sont nés sans mon aveu. Pourtant, je n’ai pas maudit le travail et la peine. Je me suis souvenu qu’il était pour l’eau, entre la pluie et la source, un pénible et douteux cheminement. Je ne me suis pas présenté comme la source, produisant par miracle une eau pure, mais comme la terre et l’argile. Je filtrais comme l’une, je rassemblais comme l’autre. Les vers jaillissaient à la fin.

XI

Mes vers ne rappellent pas à chaque mot qu’ils sont des vers. Ils ne réclament pas avec insistance qu’on les écoute avec la piété qu’on doit aux oracles. Ils n’exigent aucune glose. Ils ne contiennent ni énigme ni piège. Leur beauté demeure, quand on perce leur secret.

XII

Je n’ai pas privé volontairement mes vers de la simplicité, de la transparence et de la précision de la prose, dans la pensée qu’ils auraient plus de prix. J’ai souhaité d’enfermer dans une forme inaltérable un contenu inépuisable. Il arrive ainsi que mes vers ne surprennent qu’à la longue. Rien ne semble d’abord les distinguer du langage ordinaire, puis l’âme s’émerveille que le mot strict, que la syllabe brève et pure lui fassent entendre un discours infini.

XIII

Je ne parle qu’en mon nom, mais comme si chacun dans mes vers, s’exprimait autant que moi. Je m’adresse à un interlocuteur invisible, mais de façon que chacun peut avoir l’illusion que mes vers s’adressent à lui seul, du moins à lui d’abord. Ils sont confidences, mais impersonnelles, sans origine ni destinataire, messages d’une ombre cachée à des ombres anonymes.

XIV

Dans le roi, j’ai vu la majesté, dans le prêtre le sacerdoce. Je n’ai pas quitté l’attention sur la ciselure du spectre ou sur l’ornement de la sandale. Je n’ai pas pris les choses par leur petit côté.

XV

J’ai observé le même respect dans l’atelier de l’artisan. J’ai loué son labeur et son ouvrage. Je n’ai pas ramassé le copeau pour en vanter la courbe, la couleur ou la finesse. Il n’est permis à personne, pas même au poète, d’inverser de telles préséances.

XVI

J’ai essayé d’avoir l’imagination juste. Je n’ai pas inventé à vide. Je n’ai pas recouru au hasard ou aux philtres. Je n’ai dédaigné ni la raison ni l’expérience. Je n’ai pas changé par caprice le sens des mots. Je laisse pourtant les mots plus riches que je ne les ai trouvés. J’ai accru leurs pouvoirs par des rencontres qui restent dans le souvenir.

XVII

J’ai été téméraire, sans me glorifier de ma hardiesse ni la recommander comme un principe. Quand mes imprudences furent heureuses, je n’en ai pas conçu de fierté. Encore moins ai-je compté sur les présents du sort, les provoquant sans mesure pour remédier à la faiblesse de mon imagination ou à la sécheresse de mon cœur. Mais je ne les ai pas non plus refusés par orgueil, afin de me réjouir en secret de devoir tout à moi-même.

XVIII

Je n’ai pas prétendu exprimer l’inexprimable. J’ai seulement tenté de communiquer par mes vers ce qui ne se laisse pas si bien transmettre ni si efficacement dans un autre langage.

XIX

Je n’ai pas prétendu divulguer l’inconnaissable. J’ai révélé la science la plus répandue, ce qu’il n’est pas possible de ne pas savoir, toute chose simple que chacun connaît depuis qu’il respire et qu’il n’oubliera qu’en mourant. Mais la rencontrant dans mes vers, il croit recevoir la confidence d’un secret important qu’il était depuis toujours malheureux d’ignorer.

XX

J’ai voulu avoir le cœur pur. Je n’ai scandalisé personne, sauf ceux que le scandale seul sait éveiller ou qui se scandalisent avec ostentation, quand on découvre devant eux le mal, la honte ou la nudité.

XXI

Ceux qui connaissent mes vers les récitent quand ils souffrent et ils en sont apaisés. Car ils pressentent alors que leur douleur passera et qu’ils la chériront un jour. Ceux qui connaissent mes vers les récitent aussi dans leur allégresse, et leur bonheur est double, car il acquiert une certitude qui, pour un moment, l’affranchit de la crainte, une couleur d’éternité dont il s’illumine.

XXII

À toute joie j’ai donné sa gloire, à toute vérité son évidence, à toute tristesse sa fécondité.

XXIII

J’ai choisi cette voie librement. Je ne me plaindrai pas d’avoir échoué : une autre réussite ne m’eût pas satisfait.

Roger Caillois